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9. Atlas de la procréation (19e-20e)

En frontispice : le temps est vaincu. L’image plaît tant qu’elle manque à de nombreux exemplaires. C’est un tableau allégorique. En haut, au centre, une statue d’écorché montre le corps et la misère du genre humain. Elle est posée sur une stèle qui comprend une boîte (avec un enfant?) ou un portrait. L’homme, barbu, droit, décent, est campé sur ses jambes, de profil. Il regarde l’horizon à droite, devant lui : l’avenir.La femme est déhanchée, nue. Elle regarde l’enfant, au centre. Par-dessus le couffin, l’homme lui tient la main.

L’ouvrage ? Le manuel d’autorité du Docteur Jean-Marc Bourgery, le Gray’s Anatomy de la France du 19e siècle, réimprimé aux éditions Taschen. La finalité des corps est donnée d’entrée. Leurs rôles également. Ce Traité complet de l’anatomie de l’homme dicte comment lire le corps et comment le regarder.

En haut: Jean-Marc Bourgery, Traité complet de l’anatomie de l’homme comprenant la médecine opératoire, Paris: C.-A. Delaunay, 1831-1854, illustrée par N.H. Jacob, lithographie Bénard, frontispice. Source: BIU Santé, URL: https://www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/image?02231

On voudra bien montrer la jeune fille au bord de l’eau, récipient à la main, virginale robe blanche entourée d’éléments naturels qui fait le pont sur la rivière du temps en portant la promesse d’une descendance.

À gauche: C. Hodgins, The science of generation, London, Canada: The London Publishing Company, 1897, Planche V. Source: Bibliothèque nationale de médecine des États-Unis, URL: http://resource.nlm.nih.gov/60511160R

On montrera la beauté canonique, extérieure, du corps féminin. On la réfèrera aux Vénus Anadyomènes de l’Antiquité : des statues. On en montrera la fonction par les vignettes des appareils génitaux masculin et féminin, présentés ensemble. Le contraste est saisissant entre les deux types de représentations : tandis que les vues de face et de dos se complétaient harmonieusement, les planches d’organes mettent en scène des fragments, certes complémentaires et en regard, mais toujours tronqués et dérangeants. Comme si, tournant la page de l’art pour celle de l’anatomie, le livre ne traitait plus du même corps.

En haut: Thomas Bell, Kalogynomia, or the laws of female beauty: being the elementary principles of that science, Londres: J.J. Stockdale, 1821, frontispice, pp. 71-72, 28-29, 168-169, 224-225. Source: Wellcome Library, URL: https://wellcomecollection.org/works/afxjrq2y

La dépiction du parfait agencement des systèmes (os, muscles, organes) sert la célébration de l’ordre naturel, hors des chairs et de leurs désordres, mais, une fois de plus, l’image des coupes et des enchevêtrements rompt d’avec la ligne, compréhensible et reconnaissable de la structure osseuse (ici le coccyx et la hanche). Hâchurées, empilées, serrées, les chairs “féminines” s’entassent et se pressent. La représentation, de plus en plus marquée, des poils pubiens défait la netteté de l’image : le réalisme crée l’étrangeté.

En haut: Jules Germain Cloquet, Manuel d’anatomie descriptive du corps humain, Paris: Béchet jeune, libraire, 1825, Planches 86-87. Source: King’s College London, Foyle Special Collections Library sur Archive.org, URL: https://archive.org/details/b21305687_0002

Car l’harmonie du corps féminin des statues et structures osseuses ne se continue pas aux parties intimes, honteuses, secrètes : les pudenda des livres d’anatomie. Là, fragmentation, poils, coupes dans les chairs, couleurs sanglantes font frissonner d’horreur et de dégoût. Béance terrifiante, le sexe féminin est représenté comme une Gorgone aux lèvres obscènes. Les images sont difficiles à regarder.

Remèdes à l’amour

Cette laideur tient un discours moral. Tout d’abord, la révélation de l’horreur que cèle la beauté extérieure (mais que l’odeur trahirait). Mais aussi, l’indécence essentielle du regard qui se porterait sur ces parties du corps que le drap devrait cacher. Cela fait longtemps, depuis la Genèse, depuis la Rome de Lucrèce et Juvénal, depuis le traité de Tertullien sur Les Ornements des femmes que la beauté des femmes est présentée comme un leurre : parfum, maquillage, bijoux, vêtements et beauté forment la panoplie de la duperie. Sous ces apparences, se cacherait le plus hideux des monstres, s’exhalerait la puanteur de la putréfaction, triompherait la corruption sans limite ni forme. Ce corps féminin défini comme “contenant” vide devient dévorant, menaçant, terrifiant dans les images qui en sont données comme descriptions exactes. Il fait face au regard et l’engloutit. Le réalisme fait la leçon.

Les encyclopédies médicales pourraient-elles servir de réservoirs d’images pour des éducations sexuelles clandestines, ou d’inspiration à la masturbation, alors que le discours dominant efface la sexualité de la visibilité publique et que l’obscène est relégué à la pornographie ? Pas de danger, lorsque les images du sexe féminin et des organes reproducteurs sont aussi hideuses.

En haut: W.H. Lizars, “The female reproductive system, showing an external view of the genitalia,” gravure de ligne coloré, 1827. Source: Wellcome Library, URL: https://wellcomecollection.org/works/rhm9f92w

En haut: Philippe Frederic Blandin, Illustrations of surgical anatomy, Edinburgh: MacLachlan & Stewart, 1831, Planche 15. Source: Collection de la Bibliothèque de l’héritage médical sur Archive.org, URL: https://archive.org/details/illustrationsofs00burt

Dans la représentation de viscères et d’instruments chirurgicaux, seule la main du chirurgien est entière. Elle est seule humaine. La position du majeur, les phalanges qui écartent les lèvres semblent presque tendre. C’est la douceur du bon médecin. Pas de rêverie amoureuse ici. Le reste est coupé, tronqué, écartelé.

En haut: Claude Bernard, “Les Organes génitaux de la femme,” Précis iconographique de médecine opératoire et d’anatomie chirurgicale, Paris: Meguigon-Marvis, 1846, Planche 73. Source: BIU Santé, URL: https://www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/medica/cote?353573

En couleurs moins criantes et mieux assorties, les planches de parties écorchées semblent moins agressives. Les organes féminins figurent en clair, moins tranchants et moins tranchés. On les reconnaît à la représentation de la vulve, qui mène aux ovaires par succession de gauche à droite et haut en bas : la finalité. Au pénis en érection qui ouvre la planche, correspond l’ovule qui la clôt. Étrange parcours des fragments. En tout cas, impossible de prendre la « mauvaise » lecture, érotique, de l’image.

En haut: Francesco Antommarchi, Planches anatomiques du corps humain, Paris: C. de Lasteyrie, 1826, Planche XLVIII. Source: BIU Santé, URL: https://www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/medica/cote?01898×02

Les coupes sont-elles plus humaines? Elles semblent décrire des tuyaux d’évacuation (urine, excréments, fœtus) en une imbrication compliquée. Le dédoublement des plans, entre forme contenante et coupe du contenu, fait voir le creux, le passage. Une feuille de vigne rappelle la « bonne lecture » à tenir sur ces images du corps quadrillé en parties à découper. Une fois encore, il n’y avait pas à s’inquiéter avec de telles images.

En haut: Antonin Bossu, Anatomie descriptive du corps humain, Paris: Chez l’auteur, 1849, p. 41, Planche XIX. Source: BNF Gallica, URL: https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k62075240

En haut: Eugène-Quintien Le Gendre, Anatomie chirurgicale homalographique, Paris: Baillière, 1858, Planches XVII-XIX. Source: BIU Santé, URL: https://www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/medica/cote?10947Ax04x04

Ce réalisme de la représentation est étrangement répugnant : des gros plans, des « coupes » improbables de l’image (comme ces poils pubiens sur un fond blanc) créent des monstres fantastiques. Inquiétants.

En haut: Alexandre Jamain, Nouveau traité élémentaire d’anatomie descriptive et de préparations anatomiques, Paris: Germer Baillière, 1861, pp. 633, 636, 640, 641, 643. Source: BNF Gallica, URL: https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k28710j

L’acte de la génération, pour parler comme on le faisait, ne serait pas moins hideux. Séparés des corps mais rapprochés les uns des autres, en un inattendu retour des représentations en miroir, les organes sexuels sont informes et laids. L’idée même de l’accouplement de ces monstres visuels, fait horreur.

En haut: Constantin Louis Bonamy et Paul Broca, Atlas d’anatomie descriptive du corps humain. Partie 4, illustrées par Émile Beau, Paris: Victor Masson et fils, Planches 57, 64. Source: BNF Gallica, URL: https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6228708f

Pour rappeler que la lubricité est un leurre, la représentation des parties génitales extérieures est suivie de représentations de viscères, viscéralement sidérantes par leurs arrangements et couleurs. Elles rappellent les anciens avertissements moraux contre l’amour : penser à la corruption future du corps désiré fera disparaître la tentation.

En haut: Jean Marc Bourgery, Traité complet de l’anatomie de l’homme, illustrées par N.H. Jacob, Paris: L. Guérin, 1866/1867, Planches 60, 67-69, 71, 73-74. Source: BIU Santé, URL: https://www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/medica/cote?02083

En haut: Carl Gegenbauer, Traité d’anatomie humaine, traducteur Charles Julin, Paris: C. Reinwald, 1889, pp. 695, 724. Source: BNF Gallica, URL: https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6207490n

On s’intéresse au sexe féminin dans tous les traités modernes et positivistes, on le fait figurer sans l’effacer ; mais jamais dans notre bibliothèque Perfecta, les images n’ont été si laides, si violentes et si répétitives.

En haut: Joseph-Auguste Fort, Anatomie descriptive et dissection, Paris: Vigot Frères, 1902, pp. 578, 593. Source: BNF Gallica, URL: https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6207687v

En haut: Jean Léo Testut, Précis-atlas de dissection des régions, illustrées par S. Dupret, Paris: Octave Doin, 1921, Planches 42-44, p. 141, 148. Source: BIU Santé, URL: https://www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/medica/cote?26907

Il faut attendre la révolution de l’éducation sexuelle, dans les années 1970 pour que les images, certes conventionnelles et schématiques, deviennent à nouveau regardables sans recul.

En haut: L’appareil génital féminin, https://www.schoolmouv.fr/schemas-bilan/l-appareil-genital-feminin/schema-bilan Images pour lycéens et collégiens.

Loin du réalisme, la représentation familière en Y rappelle les temps de la rétroversion et ignore le clitoris. Replacé dans un corps, avec un cadrage sur l’abdomen, elle semble un « entre-jambe » de l’intérieur.

L’idéalisation des organes, par leur forme lisse et par des couleurs en camaïeu, fait oublier la boucherie fantastique des siècles précédents. Elle donne de nouvelles images au corps féminin pour une visibilité publique, engagée, hors des normes de genre : celle qui émerge à la fin du 20e siècle pour s’affirmer au 21e.

Représenter le sexe féminin, dans l’intériorité et dans la profondeur, non comme une béance mais comme une forme est un sujet, une recherche.

En haut: “Present/Perfect”, par Jenell Johnson, et couverture : Graphic Reproduction, A Comics Anthology, ed. Jenell Johnson, Afterword Susan Merrill Squier, Pennsylvania State University Press, 2018.

10. Revendiquer la visibilité