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6. Éclairer la profondeur

Nouveau trophée de l’anatomie « sensible », l’appareil génital féminin devient l’emblème de l’entreprise anatomique : voir ce que le corps ne laisse pas voir et qui constitue ce corps même. Voir et faire voir : les anatomistes se font représenter debout, près du corps qu’ils décrivent et, avec Vésale, puis Vésale, découpent eux-mêmes. Tel un théâtre, le livre, « ombre de la dissection » (Estienne, Dissection, 1) reproduit le spectacle pour « étudiants » et « curieux ». Le regard a trois dimensions, le papier n’en a que deux…

Berengario da Carpi

Dès 1521, Jacopo Berengario da Carpi invente de nouvelles images, inspirées des fresques de la Chapelle Sixtine. La série de trois images de la femme sera reprise dans son manuel d’anatomie, les Isagogae en 1523 puis dans les éditions suivantes. Le choix de la pleine page, la fiction de la vie, la représentation du corps en son entier et le maniérisme des poses transforment l’illustration anatomique.

Le corps de la femme y est représenté non par les seuls fragments qui le distinguent du corps masculin, mais dans son intégrité. La « matrice » est montrée sans que son extraction soit racontée par les chairs relevées ou par le geste d’auto-dissection. En lieu de démonstration de l’administration anatomique : un décor, à la fois intérieur et extérieur comme dans les Nativités de la même période. L’espace est liminal : un rideau et de l’herbe dans la première image, une scène hors murs pour la troisième . La séquence des images crée une narration : assise au seuil des espaces intérieur et extérieur, yeux baissés, la figure féminine ouvre les yeux en se redressant sans la seconde image et saisit le rideau pour en faire un voile, ou une conque. Dans la troisième image, debout, triomphante comme une Vénus qui surgit de l’écume, elle foule aux pieds les livres d’Hippocrate et montre son utérus. Une luxurieuse végétation célèbre la « nature » qui lui sert de cadre.

Dans toutes ces images, grisés, plis, plans, socles guident le regard vers la troisième dimension : la profondeur.

En haut: Jacopo Berangario da Carpi, Isagogae breves, Bologne: Benedetto Faelli, 1523, pp. 21-22 verso. Source: Bibliothèque nationale de médecine des États-Unis, URL: http://resource.nlm.nih.gov/101436066

Les références picturales à la figure bi-sexuée de l’homme créé « mâle et femelle » dans la Genèse et de Vénus guident également vers la profondeur. La pose de la seconde figure, la tenture, le voile fonctionnent comme indices de la réminiscence : elles constituent une temporalité et un espace dédoublés pour le regard.

Charles Estienne

La Dissection des parties du corps humain (Estienne, 1545-1546) reproduit dans le livre le théâtre d’anatomie et place le corps féminin devant des murailles qui explicitent les lignes et points de fuite. La perspective est bâtie par la géométrie des décors, la superposition de plans (le mur, la galerie, le trône ; le coffre, le lit, le rideau, la tête de lit) et, surtout, les carrelages placés au bas de l’image. Une fenêtre ouverte, une tenture laissant voir un autre espace ouvrent encore une autre distance. Passée motif visuel depuis les images de Berengario, la fenêtre ouvre également vers le dehors : comme les grottes de la Nativité qui figurent une matrice métaphorique, les décors de la Dissection racontent par la similarité et les symboles la dé-couverte d’un corps à la fois intérieur et extérieur.

En haut: Charles Estienne, De dissection partium humani corporis libri tres, Paris: Simon de Colines, 1545, pp. 275, 285, 287. Source: Collection Getty Research Institute sur Archive.org, URL: https://archive.org/details/dedissectionepar00esti

À droite: Jean Ailleboust, Le prodigieux enfant petrefié de la ville de Sens, “L’extraction du petit enfant hors la matrice de sa mere,” illustrée par Jean Cousin, Sens: J. Savine, 1582, p. 3. Source: BNF Gallica, URL: https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b86082830/f3

Recherches, détails, conventions

La femme assise elle-même devient le décor où faire voir cette profondeur lorsque, dans la réédition du traité de Rueff en 1580, les organes dépassent et débordent des chairs relevées. Grisés, blancs, centrages font voir l’ombre et le relief. Au centre de l’image, au cœur du corps : le foetus. La profondeur est une plongée à travers différents plans qui s’entrecroisent sur fond gris à hâchures fines.

En haut: Jacob Rueff, De conceptu et generatione hominis, Francfort: Georgium Corvinum, 1580, p. 11 verso. Source: Collection de la Bibliothèque de l’héritage médical sur Archive.org, URL: https://archive.org/details/deconceptuetgene00rffj
* N.b., cette nouvelle image remplace celle de la femme assise dans l’édition de 1554, qui est présentée sur la page précédente.

L’ Ève anatomique fait voir le geste de la dissection sans l’accomplir elle-même (comme le faisait l’homme de Berengario). La vision de l’intérieur continue sa nudité.

À gauche: Guido Guidi, De anatome corporis humani. Libri VII, Venise: apud Juntas, 1611, Tableau LXXI. Source: BIU Santé, URL: https://www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/medica/cote?09030

En haut: Adriaan van de Spiegel, De humani corporis fabrica libri decem, illustrées par Odoardo Fialetti, gravées par Francesco Valesio, Venise: Evangelista Deuchino, 1627, Planches XVIII, XIX. Source: Bibliothèque nationale de médecine des États-Unis, URL: http://resource.nlm.nih.gov/2417032R

En haut: Amé Bourdon, Nouvelles tables anatomiques, gravée par Daniel Le Bossu, Paris: Laurens d’Houry, 1678, Tableau 8. Source: Bibliothèque nationale de médecine des États-Unis, URL: http://resource.nlm.nih.gov/2315037R

Vases et drapés répètent la profondeur et le creux du corps féminin. Les planches de l’utérus les explicitent.

En haut: Govard Bidloo, Anatomia humani corporis, illustrées par Gérard de Lairesse, Amsterdam: Joannes van Someren, 1685, Tableaux 2-3, 41, 49, 55. Source: Collection Getty Research Institute sur Archive.org, URL: https://archive.org/details/gri_33125008642049

En haut: Pietro Berrettini de Cortone, Tabulae anatomicae, Rome: Faustus Amadeus, 1741, Tableau XVIII. Source: BIU Santé, URL: https://www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/medica/cote?02129

En haut: Marco Torre, De poena stupri cum puella immatura, Rome: Giovanni Generoso Salomoni, 1754, Tableau VIII. Source: Collection Wellcome Library sur Archive.org, URL: https://archive.org/details/b30548925

Les Vénus anatomiques

La sculpture remédierait-elle au « défaut du livre » ? Le musée de La Specola, à Florence, fondé en 1775 par le grand-duc Pierre Lépold, futur empereur Léopold II, tente de contenir le monde en trois dimensions : diaporamas, animaux naturalisés et sculptures de cire. La femme y est représentée comme une statue, allongée, que l’on peut ouvrir comme par un simulacre de dissection. Pour plus de précision, les organes génitaux sont présentés séparément, sur une planche de démonstration anatomiques.

En haut: ‘La Specola’, image tirée de Monika von Düring, Encyclopaedia Anatomica: a complete collection of anatomical waxes, New York: Taschen, 1999, p. 640. Source: Livres sur Internet Archive, URL: https://archive.org/details/encyclopaediaana00moni

La représentation par dédoublement, en cire, ouvre la voie des « voyages dans le corps » et musées du corps humains contemporains. Pour le corps féminin, cette représentation adopte une esthétique et devient un genre en soi. Les Vénus anatomiques, éternelles endormies sans bois dormant, peuplent écoles de médecine, foires itinérantes, musées comme des « doubles » du corps féminin : des corps qui s’ouvriraient au couteau, par le dessus, sans passer par le sexe ; des corps muets, schématiques malgré leurs désordres, livrés au regard.

En haut: Clementine Susini, “Venerina (Little Venus),” photo Museo di Palazzo Poggi, Universita’ di Bologna, représentation d’une Vénus Anatomique, 1780-1782. Source: https://www.theguardian.com/artanddesign/2016/may/17/anatomical-venus-anatomy-human-biology-joanna-ebenstein-books, consulté le 29 mars 2021

À gauche: Clemente Susini, “Anatomical Venus by Clemente Susini,” image grace à La Specola, Florence: Musée de l’histoire naturelle à l’Université de Florence. Source: Stephens, Elizabeth. (2010). “Venus in the Archive. Anatomical Waxworks of the Pregnant Body,” Australian Feminist Studies, 25:64, p. 139, consulté le 29 mars 2021

En haut: La Specola, “An Anatomical Venus,” photo de Collections and History of Medicine, MedUni, Vienne, 1784-1788. Source: The Guardian, URL: https://www.theguardian.com/artanddesign/2016/may/17/anatomical-venus-anatomy-human-biology-joanna-ebenstein-books, consulté le 29 mars 2021

À droite: Dr. P. Spitzner, Figure 1 Spitzner’s Anatomical Venus, date unknown. Image Wellcome Library. Grand Musée Anatomique Ethnologique du Dr. P. Spitzner. Catalogue d’enchères, 1985. Source: Stephens, Elizabeth. (2010). “Venus in the Archive. Anatomical Waxworks of the Pregnant Body,” Australian Feminist Studies, 25:64, p. 134, consulté le 29 mars 2021

Dans le regard sur les Vénus anatomiques, se rencontrent imaginaire scientifique et rêverie érotique. Les « poupées de joie », avec animations optionnelles, de notre culture sont elles aussi des images fixes, destinées à la photographie. Objets sexuels (et parfois émotionnels), elles sont dépourvues d’intériorité. Leur sexe est rudimentaire, sans détail ni réalisme. Leur éternel sommeil et leur plasticité en font des Vénus dociles, sans chair ni mots. Simulacres de femmes, elles sortent de la maison close comme épouses achetées. Galatea des temps modernes, la poupée de silicone n’a plus de prétexte scientifique et n’a plus d’organes non plus : image d’un corps sans intériorité, d’une beauté de surface, elle est la représentation d’une autre image, celle du genre.

7. Les fragments génitaux : organes et gros plans