Ressources numériques en sciences humaines et sociales OpenEdition Nos plateformes OpenEdition Books OpenEdition Journals Hypothèses Calenda Bibliothèques OpenEdition Freemium Suivez-nous

5. Coupes et détours anatomiques

Montrer ce qui est caché ?

Posant sur des chaises de parturientes, les corps féminins des traités d’anatomie sont des « Vénus » ouvertes, pour reprendre le titre de George Didi-Huberman (Ouvrir Vénus, 2003.) Ils sont posés dans la fiction de la vie, dans les lieux de l’intimité (chambre, salle d’eau), à l’intérieur de la maison. Ces Èves païennes, ces Vénus, seules dans l’image, s’exhibent au contraire de leur « nature » féminine, modeste et pudique. Leur tête penchée sur le côté semble exprimer le regret d’être ainsi livrées au regard. Leurs contre-parties mâles se dressent, debout, tête droite, triomphants, en scènes extérieures. Leur espace n’est pas le même, y compris dans les livres sur le corps.

En haut: Berengario da Carpi, Commentaria cum amplissimis additionibus ad Anathomiam Mundini, Bologne, Benedictum Hectoris, 1521, fol. LXXXII r° et CCXXV v°.

C’est qu’alors, le féminin n’a pas sa place –sauf effraction, transgression, ou revendication–, dans la sphère publique, celle du citoyen et du créateur. Et la représentation fictive du corps de la femme le place dans un environnement privé, qui exprime sa nature, elle aussi privée.

Du coup, l’image anatomique représente sa propre transgression des limites du corps par la tristesse des visages féminins.

En haut: Jacob Rueff, De conceptu et generatione hominis, Zurich: Christopher Froschover, 1554, pp. 12, 13-14, 18. Source: Collection de la Bibliothèque de l’héritage médical sur Archive.org, URL: https://archive.org/details/deconceptuetgene00rf

Deux types d’images forment l’ensemble de l’exposé visuel du sexe féminin : le corps vu de son dehors, mais montrant le sexe par sa position, et le dedans du corps, sorti et ordonné comme sur un plateau de démonstrateur anatomique. Deux entrées dans les « entrailles » du sexe et de la reproduction. La position assise, jambes écartées, sur une chaise est donnée dès les Isagogae de Berengario da Carpi (1523) ; elle est reprise, tel un poncif, dans les années 1530-1560 et rappelle la fonction de la matrice : la reproduction.

En haut: Berengario da Carpi, Isagogae Breves... Bologna: 1523 et 1530, np.

Le somptueux volume d’anatomie de Charles Estienne assied autrement ses modèles : la chaise de parturiente disparaît pour un décor évoquant, surtout dans la succession des images, une maison de plaisirs. L’auteur du traité le souligne : ces images n’ont pas d’autre but qu’éducatif…

En haut: Charles Estienne, La Dissection des parties du corps humain, Paris, Simon de Colines, 1546, p. 318. Source: BIU Santé, URL: https://www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/medica/page?02075&p=328.

« Ceste derniere figure n’a esté faicte tant seulement (a fin que la peincture ne t’en semble deshoneste) pour montrer le col de la matrice, lequel est en chirurgie assez difficile a trouver » (Dissection, p. 319). Qui trop proteste… La chaise de parturiente semble un accessoire de bienséance après la collection de poses et images qui précède cette « dernière figure ».

En haut: Charles Estienne, La dissection des parties du corps humain, p. 294. Source: BIU Santé, URL : https://www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/image?02965 et p. 303 (rééd. Paris, Cercle du Livre Précieux, 1965), URL : https://www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/image?02301

La série d’images de la matrice assemblée dans La Dissection des parties du corps humain commente autrement la transgression des limites que constitue le dépeçage du corps mais aussi l’exhibition impudique du féminin. Charles Estienne fait composer les gravures montrant le corps féminin comme des références à une série de dessins érotiques qui circulait dans les années 1530-1540 à la cour de Fontainebleau : les Amours des dieux, compositions gravées par Gian-Jacopo Caraglio, d’après les dessins de Rosso Fiorentino et de Perino del Vaga, où l’on voit des corps féminins (ceux de Sémélé, Antiope, Vénus, Junon, Doris, Psyché…), en diverses positions, accueillir ou attendre la visite de divers dieux.

En haut: Charles Estienne, La dissection des parties du corps humain, Paris, Simon de Colines, 1546, p. 310. URL : https://www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/image?01850 et le dessin de Perino del Vaga, Jupiter et Antiope (vers 1530). URL : https://www.stilearte.it/perino-del-vaga-amori-degli-dei1-notti-di-follie-erotiche-allolimpo/

Dans La Dissection…, le personnage masculin (Vulcain, ou Mars) n’entre pas dans l’image. Ouverte, lascive, allongée sur un lit de plaisir, Vénus invite le lecteur à regarder entre ses jambes. Un encart dans le bois de la gravure montre l’intérieur de son corps (la matrice), procédé qui représente, techniquement, la double ouverture au regard : celle des jambes et celle du corps. Le souvenir visuel des images originales commente la transgression des images, qui rendent publiques (par la publication) les parties secrètes des femmes.

Comment montrer ?

La représentation hors pose et hors contexte n’est pas moins problématique. Quelle coupe anatomique pourrait montrer à la fois l’entrée et l’intérieur du corps féminin ? à la fois les organes et leurs cavités ? Les images multiplient incisions, préparations, extractions, points de vues pour rendre compte par la multiplicité de la profondeur de « ce que la femme porte à l’intérieur ». Casserio, puis Spiegel semblent proposer une galerie de solutions, toutes incomplètes et insatisfaisantes, que reprendra l’éditeur de Pineau avant que les coupes transversales deviennent la norme retenue pour les traités d’obstétrique. Cuisses coupées, pubis brisé, chairs séparées, peau relevée : l’image ne représente pas un corps mais un cadavre de femme. La femme en vie, debout, en fleur, porte un enfant : sa fécondité la sauve des scies, couteaux et écartèlements.

En haut: Severin Pineau, De integritatis et corruptionis virginum notis, Leiden: Franciscum Hegerum, 1641 (1597), pp. 34, 36, 44, 50. Source: Koninklijke Bibliotheek, Bibliothèque nationale des Pays-Bas, URL: https://opc-kb.oclc.org/DB=1/SET=2/TTL=1/SHW

En haut: Adriaan van de Spiegel, De humani corporis fabrica libri decem, illustrées par Odoardo Fialetti, gravées par Francesco Valesio, Venise: Evangelista Deuchino, 1627, Planches XVII, XX. Source: Bibliothèque nationale de médecine des États-Unis, URL: http://resource.nlm.nih.gov/2417032R

On anatomise, on mutiplie, on extrait, on rassemble en un lieu. Parfois, un visage rappelle que les organes font partie d’un corps. Fragmenté, le corps féminin de ces planches est un assemblage de miroirs, appareils et morceaux, dont le sens est donné par la finalité : l’enfant à naître. Une machine à faire des hommes.

En haut: Johann Vesling, Syntagma anatomicum, Padua: Pauli Frambotti, 1647, pp. 81, 97. Source: Collection de la Bibliothèque de l’héritage médical sur Archive.org, URL: https://archive.org/details/ioannisveslingii00vesl

En haut: Thomas Bartholin, Anatomia, gravées par Sebastian Combi et Joannes Lanou, Amsterdam: Ex Officina Hackiana, 1669, Tableaux XXII, XXV-XXVI, XXVIII. Source: Bibliothèque nationale de Naples sur Archive.org, URL: https://archive.org/details/bub_gb_uV_ENgfUjl0C

En haut: François Mauriceau, Tractaet van de siektens der swangere vrouwen, Amsterdam: Albert Magnus, 1683, pp. 2, 4, 10, 21, 25, 27. Source: Collection de la Bibliothèque de l’héritage médical sur Archive.org, URL: https://archive.org/details/tractaetvandesie00maur

Le musée des organes féminins interroge la sexualité par sa bizzarerie et par son schématisme. Certains artistes anatomiques de la fin du 18e siècle ramènent l’appareil génital à la vie en lui restituant un corps (des jambes, un ventre), en s’attachant au détail des poils et de la peau et en séparant les planches d’organes de la représentation du sexe. Sortie du cabinet de curiosités, l’anatomie féminine trouve là, brièvement, dans une sorte d’étrange réalisme, un nouveau langage visuel : celui de l’intégration de ses parties.

En haut: Louis François Luc Lignac, De l’homme et de la femme considérés physiquement dans l’état du mariage. Partie 3, Lille: J.B. Henry, 1773, Planches III-IV, XI. Source: BNF Gallica, URL: https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k97140609

6. Éclairer la profondeur