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4. « … outre ce qui est le corps de l’homme »

Et certainement, tout allait bien au pays des genres fixes et des traditions immuables. En miroir mais sans égalité, homme et femme se donnaient l’un à voir et l’autre à cacher, identiques malgré leurs différences. Comme si cela avait de tout temps été.

Cependant, dans les années où l’Europe croit découvrir l’Amérique, où les textes circulent plus et plus vite grâce aux presses, où les traductions inspirées et lectures sanctifiées des Écritures sont remises en cause, la théorie de la rétroversion pour raison d’imperfection ne suffit plus à la science. L’autopsie, l’observation directe et personnelle, devient le complément nécessaire et indispensable de la doctrine : une théorie sans pratique n’est qu’un discours, pas un savoir. Les anatomistes « sensibles » veulent en revenir au corps lui-même, tout comme Érasme, puis Luther, veulent s’en tenir au texte premier. Dès 1515, Berengario da Carpi s’interroge. Oui, Adam et Ève sont identiques, malgré leurs différences. Et Dieu créa l’homme et il le créa homme et femme. Mais il.elle sont différent.es malgré leurs similarités. Après avoir récité le credo de la tradition, l’anatomiste découvre le doute, la nuance (Commentaria cum amplissimis additionibus super anatomia Mundini, Bologne, Benedictum Hectoris, fol. CCIX v°).

« Note cependant une nuance, cher lecteur: Avicenne (ci-dessus) et Galien affirment que les parties de la génération sont les mêmes chez les hommes et chez les femmes, qu’elles ne diffèrent que dans le fait que, chez les unes, elles sont à l’intérieur et chez les autres, elles sont à l’extérieur mais, justement de ce fait, il n’est pas tout à fait vrai qu’elles seraient semblables, sans aucune différence, si les parties masculines étaient retroussées à l’intérieur et que, réciproquement, les parties féminines étaient retournées à l’extérieur. Car, s’il est bien vrai que ces parties sont, pour la plupart, similaires, voici maintenant en quoi elles sont similaires et en quoi elles diffèrent. […] Ainsi inversées, les parties masculines auraient des testicules plus gros que ceux des femmes; elles auraient aussi des vases spermatiques en plus grand nombre, plus longs et plus larges que ceux des femmes […] la verge n’aurait pas non plus cette large cavité […] »

CCXI Nota tamen lector quod quamvis Avi. supra et G. dicant membra generationis masculorum et foeminarum esse similia et quod non differunt nisi quia unum est intus aliud extra propter hoc non est totaliter uerum quod sint similia sine aliqua differentia quantumcunque membra masculi sunt intra et converso membra foeminae sint extra inversa: est bene uero quo pro maiori parte sunt similia et sunt similia and dissimilia isto modo. […] haberent membra masculi sic inuersa  testiculos mairoes quam habeat foemina et ita plura vasa spermatica numero quam habeat foemina et longiora et maiora. […]virga non haberet illa concauitatem latam […]

Il appelle à la dissection, lance un programme : lieu caché de l’ancienne connaissance du corps, le sexe féminin devient le défi, puis le trophée et l’emblème de la nouvelle anatomie.

En mettant sur la table d’anatomie les appareils génitaux, l’un face à l’autre, rien n’est plus comme dans les livres. Il faut refaire, retourner…

« Mais tu dois noter, cher lecteur, qu’on ne peut rien comprendre de la matrice d’après la dissection d’une seule matrice; il faut faire en l’anatomie sur les organes de plusieurs individus.»

Quantitas eius optime est tacta a Mundino nota tamen lector quod matrix per anatomiam unam non potest compraehendi circa quantitatem: sed requiritur quod anatomizentur diuersa indiuidua.

Course à la dissection des femmes ! Thomas Diafoirus y sera encore au siècle suivant. Et course à l’observation !

Charles Estienne, qui a étudié à Padoue et vécu à Venise, consacre le troisième (et dernier) livre de La Dissection des parties du corps humain (Paris, Simon de Colines, 1545 en latin, 1546 en français) à « ce qui est caché dedans le corps », à commencer par la matrice et le sexe de la femme et onze gravures pleine page.

Car, « Pour mieulx donc expliquer et demonstrer a l’oeil les dictes choses,», il « [propose] par figures tout ce qui est dens le corps de la femme, oultre ce qui se trouve en l’homme.» (Dissection, 3, 282.) Un corps entier, encore à explorer et nommer.

Il voit une « languette ». En 1559, Realdo Colombo l’appellera « cadeau de Vénus ». Nous l’appelons « clitoris ».

En haut: Charles Estienne, La Dissection des parties du corps humain,
Paris, Simon de Colines, p. 312-313. Source: BIU Santé, URL: https://www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/medica/page?02075&p=328

Eustachius décrit très précisément cet organe qui rompt la symétrie. Ou qui demande de penser la symétrie autrement que sur le mode d’un gant retourné.

En haut: Bartolomeus Eustachius, Tabulae anatomicae, gravées par Giulio de Musi, Rome: Pauli Junchi, 1783 (1564), Tableaux XIII-XIV. Source: Bibliothèque nationale de médecine des États-Unis, URL: http://resource.nlm.nih.gov/2473070R

Puis, médecins et anatomistes se succèdent à comprendre, figurer, décrire cette « anomalie » que n’explique ni la rétroversion ni l’utilité pour la reproduction. Une fois reconnu comme organe, le clitoris brouille l’axe de symétrie entre masculin et féminin : « en outre » chez Estienne en 1545, il empêche de penser le reflet et les années 1550-1620 sont caractérisées par une sur-identification d’ « Hermaphrodites » et tribades, femmes dont le clitoris, « démesuré », ferait des intersexes. Les traités de médecine, anatomie et chirurgie, regorgent de recettes et d’opérations pour la réduction du clitoris, lequel est représenté avec des dimensions disproportionnées. On explique que la lubricité le fait grossir, la chasteté le garde à sa juste place. Cette « languette » inquiète la répartition des attributs sexuels ; elle inquiète également la médecine humorale, qui reposait sur la froideur innée des femmes.

En haut: Giulio Casserio, Tabulae anatomicae, image reprise de Bartolomeo Eustachi, Venise: Evangelista Deuchino, 1627, pp. 81 recto-82 verso. Source: BIU Santé, URL: https://www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/medica/cote?00261×03

En haut: Giulio Casserio, Tabulae anatomicae, Venise: Evangelista Deuchino, 1627, pp. 80 recto-81 verso. Source: BIU Santé, URL: https://www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/medica/cote?00261×03

En haut: Thomas Bartholin, Anatomia, images gravées par Sebastian Combi et Joannes Lanou, Amsterdam. Ex Officina Hackiana, 1669, Tableau XXVIII. URL: https://archive.org/details/bub_gb_uV_ENgfUjl0C

Regnier de Graaf lui consacre un entier traité et des gravures de pleine page en 1672 : comprendre le clitoris est devenu le nouveau défi scientifique. L’observation anatomique a oublié les catégories génériques d’Hippocrate et collectionne l’organe à la fois connu et inconnu que seul le corps féminin possède.

En haut: Regnier de Graaf, De mulierum organis generationi inservientibus tractatus novus, gravée par Hendrik Bary, Leiden: Ex officina Hackiana, 1672, Tableau III. Source: BIU Santé, URL: https://www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/medica/cote?34292

À gauche: Pierre Dionis, L’anatomie de l’homme, Paris: Laurent d’Houry, 1715, p. 279. Source: BIU Santé, URL: https://www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/medica/cote?31584D

En haut: William Cowper, Myotomia reformata, Londres: Robert Knaplock et William et John Innys, 1724, p. 132 verso. Source: BIU Santé, URL:  https://www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/medica/cote?01892

En haut: ‘La Specola’ ((collection fondée en 1775), image tirée de Monika von Düring, Encyclopaedia Anatomica: a complete collection of anatomical waxes, New York: Taschen, 1999, p. 640. Source: Livres sur Internet Archive, URL: https://archive.org/details/encyclopaediaana00moni Le clitoris est représenté “grandeur nature” au dessus de l’utérus, sur une planche de dissection.

En haut: Jean Marc Bourgery, Traité complet de l’anatomie de l’homme, illustrée par N.H. Jacob, Paris: L. Guérin, 1866/1867, Planche 65. Source: BIU Santé, URL: https://www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/medica/cote?02083

En haut: Pierre Flourens, Cours sur la génération, l’ovologie et l’embryologie, Paris: Librairie Médicale de Trinquart, 1836, Planche 2. Source: BNF Gallica, URL: https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k63595670#

Le « moment » Kobelt fournit la description encore en cours du clitoris. La théorie de la rétroversion a fait long feu. Comme celle des humeurs. Car, là, s’il fallait chercher une symétrie avec le corps masculin, la verge masculine ne correspondrait plus son « contenant naturel » mais au clitoris, ici représenté avec un gland ressemblant à celui du pénis.

En haut: Georg Ludwig Kobelt, Die männlichen und weiblichen Wollustorgane des Menschen und einiger Säugethiere in anatomisch-physiologischer Beziehung, Freiburg: Emmerling, 1844, Planches 3-4. Source: Münchener DigitalisierungsZentrum Digitale Bibliothek, URL: https://mdz-nbn-resolving.de/urn:nbn:de:bvb:12-bsb10330968-6

En haut: Jean Cruveilhier, Traité d’anatomie descriptive. Tome 2, Paris: P. Asselin, 1874, pp. 510, 512, 521. Source: BNF Gallica, URL: https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6207760j

En haut: Johannes Sobotta, Atlas of human anatomy, New York: G.E. Stechert, 1927, p. 423. Source: Wellcome Library, URL: https://wellcomecollection.org/works/kdckv24y

5. Coupes et détours anatomiques (16e)