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3. Miroirs et rétroversion

Adam et Ève, modèles anatomiques

L’un des « langages » des images du corps est biblique. Il structure une tradition visuelle durable. Premier homme et première femme, Adam et Ève, habillés d’une feuille de vigne même dans les traités d’anatomie, racontent l’histoire de la tentation et de la mortalité. Ils avertissent que le regard doit se défier de la beauté d’Ève… Le sexe, les entrailles restent hors scène. L’allusion à la nudité biblique autorise l’image des corps. Hormis le sein nourricier de la Vierge Marie, pas de corps féminin honnête, alors ! Les corps de Vénus et d’Ève sont les seuls corps féminins qui hantent les bibliothèques et palais de la première modernité.

Pour les médecins, le couple originel est un topos utile : il permet de faire voir l’incomplétude du corps féminin comme une constitution divine. En présentant, en regard, corps masculin et corps féminin, les traités d’anatomie situent le regard hors de la « lasciveté » et illustrent leur théorie de la rétroversion : « la femme porte à l’intérieur ce que l’homme porte à l’extérieur.» Ève n’a guère besoin de feuille de vigne, sa main désigne plus qu’elle ne cache : Adam montre ce qu’il y a à voir.

L’Epitome d’André Vésale (1543) propose un sommaire visuel de ses descriptions du corps humain, qu’il publie en cette même année dans La Fabrique du corps humain.

En haut: André Vésale, Epitome, Bâle, Johannes Oporinus, 1543, fol. 10 v-11 r. Source: BIU Santé URL: https://www.biusante.parisdescartes.fr/images/banque/zoom/21403.jpg et https://www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/image?21404

En haut: Lucas Cranach l’Ancien, Adam et Eve, huile sur panneau, Uffizi, Florence, 1526. Source: Galerie Courtauld, Londres, URL: https://lucascranach.org/UK_CIA_P-1947-LF-77

En haut: Jacques Grévin, Les portraicts anatomiques de toutes les parties du corps humain, Paris, André Wechel, 1569, p. 28. Source: BIU Santé, URL: http://web2.bium.univ-paris5.fr/livanc/cote=00303×01&p=38&do=page  

Chacun sur sa page, les personnages de l’origine forment la double page, le double genre humain. Dans la reprise des planches vésaliennes par Jacques Grévin, le couple est séparé par le serpent, la pomme est dans la main d’Adam, en place du crâne de la mortalité qu’il tenait dans l’image originale : le péché, au centre de la double page, est sur le point d’être accompli. Imparfait « deuxième homme », cette Ève d’avant la chute est l’un des personnages des livres d’anatomie, où une pomme rappelle si besoin en était, le récit biblique. Ses longs cheveux et ses poses sont celles de la tentatrice. Son corps, d’avant le péché, n’est pas encore celui de la corruption et de la vieillesse : il est le corps-modèle de la femme.

En haut: Jourdain Guibelet, Trois discours philosophiques, Evreux: Antoine Le Marie, 1603, p. 134. Source: Bibliothèque nationale de médecine des États-Unis, URL: https://collections.nlm.nih.gov/catalog/nlm:nlmuid-101449225-img

En haut: Giambattista della Porta, De humana physiognomia libri III, Vico Equense: Joseph Cacchione, 1586, Planche III. Source: BIU Santé, URL: https://www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/medica/cote?00437

La femme porte à l’intérieur ce que l’homme porte à l’extérieur

En maints endroits, la Fabrique de Vésale contredit la tradition et les autorités médicales, les images qu’il fait graver pour le chapitre sur l’anatomie féminine reprennent néanmoins la formule attribuée à Galien et montrent la similarité des corps : les femmes sont anatomiquement identiques aux hommes, si ce n’est pour le fait que leurs organes génitaux sont retournés vers l’intérieur. Des planches anatomiques identiques, symétriques, ressemblantes mettent en scène les parallèles relevés entre les deux appareils génitaux. Voire, l’image de la matrice, de loin, pourrait être confondue avec celle de son « contenu » naturel, l’épée dont elle est le fourreau : le sexe masculin.

En haut: Andreas Vesalius, De humani corporis fabrica libri septem, Bâle: Johannes Oporinus, 1543, p. 378, 381. Source: BIU Santé, URL: https://www.biusante.parisdescartes.fr/histoire/medica/resultats/index.php?do=chapitre&cote=00302_1543

Dès 1543, ces images sont piratées, reprises, adaptées, copiées, recomposées. La Fabrique avait fourni un modèle satisfaisant à la représentation d’un lieu qu’on ne voulait ni ne savait comprendre et d’une théorie qui fondait la hiérarchie et la division des genres.

En haut: Juan Valverde de Amusco, Historia de la composicion del cuerpo humano, illustrées par Gaspar Beccara, gravées par Nicolas Beatrizet, Rome: Antonio Salamanca et Antonio Lafrerii, 1556, Livre III, Planche 6. Source: Bibliothèque nationale de médecine des États-Unis, URL: http://resource.nlm.nih.gov/2294026R

Parmi des douzaines d’autres, Ambroise Paré suivit Vésale et fit représenter un corps féminin, qui cache en son intérieur ce que l’homme porte à l’extérieur.

En haut: Ambroise Paré, Les oeuvres d’Ambroise Paré, Paris: Nicolas Buon, 1628, pp. 130, 134. Source: BIU Santé, URL: https://www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/medica/cote?00249D

Reprises

Ces images en ellipse et miroirs sont les éléments constitutifs d’une nouvelle tradition de la répresentation anatomique.

La séquence des images suivante ne recueille qu’un petit échantillon représentatif des œuvres nombreux qui citent, directement ou indirectement, les dessins anatomiques de Vésale et Paré. Ève repentie devient plus pudique dans le recueil d’Amusco de Valverde et fournit l’image complète de la femme qui manquait à la Fabrique. Pour le reste, on reprend, mélange, empile… Le corps de la femme n’est pas représenté : il continue de raconter sa genèse biblique.

En haut: Juan Valverde de Amusco, Historia de la composicion del cuerpo humano, illustrées par Gaspar Beccara, gravées par Nicolas Beatrizet, Rome: Antonio Salamanca et Antonio Lafrerii, 1556, Livre III, Planches 5 et 6. Source: Bibliothèque nationale de médecine des États-Unis, URL: http://resource.nlm.nih.gov/2294026R

En haut: Gaspard Bauhin, Theatrum anatomicum novis, gravées par Matthäus Becker, Francfort: Johann Theodor de Bry et Johann Israel, 1605, Tables XXI-XXII, XXV-XXVI, XXIX. Source: Bibliothèques de l’Université de Toronto, URL: https://anatomia.library.utoronto.ca/islandora/object/anatomia%3ARBAI007

En haut: Girolamo Mercurio, La commare oriccoglitrice. Del’ Eccmo. Sr. Scipion Mercurii, filosofo, medico, e cittadin Romano. Diuisa in tre libri, Venise: Gio. Bat. Ciotti, 1621, pp. 13-15, 20-21. Source: Collection de la Bibliothèque de l’héritage médical sur Archive.org, URL: https://archive.org/details/lacommareoriccog00merc/page/3/mode/2up

4. « … outre ce qui est le corps de l’homme »